Sagesse

Je dirais volontiers : la sagesse n'existe pas. Il n'y a que des sages, et ils sont tous différents, et aucun d'entre eux ne croit à la sagesse. La sagesse n'est qu'un idéal, et aucun idéal n'existe. Ce n'est qu'un mot, et aucun mot ne contient le réel. Si vous sortez d'ici en vous disant "Qu'est-ce que je serais heureux si j'étais sage !", c'est que j'aurai raté mon coup. Ne faites pas de la sagesse un nouvel objet d'espérance, un de plus, ce qui reviendrait à espérer absurdement le désespoir. Si tu veux avancer, disaient les stoïciens, tu dois savoir où tu vas. Oui. Mais l'important est d'avancer. La sagesse n'est qu'un horizon, que nous n'atteindrons jamais absolument, et qui nous contient pourtant : nousavons nos moments de folie. Le bonheur n'est pas un absolu, c'est un processus, un mouvement, un équilibre mais instable (on est plus ou moins heureux), une victoire mais toujours fragile, toujours à défendre, toujours à continuer ou à recommencer. Ne rêvons pas la sagesse : cessons plutôt de rêver notre vie !
Il ne s'agit pas de s'interdire d'espérer, ni d'espérer le désespoir. Il s'agit, dans l'ordre théorique, de croire un peu moins et de connaître un peu plus ; dans l'ordre pratique, politique ou éthique, il s'agit d'espérer un peu moins et d'agir un peu plus ; enfin, dans l'ordre affectif ou spirituel, il s'agit d'espérer un peu moins et d'aimer un peu plus.

André Comte-Sponville

[in Le bonheur, désespérément - Editions Pleins feux, 2000.]

 
2000